
La Libye est aujourd'hui l'ombre d'elle-même
« Dans un pays riche en pétrole, tout ce que vous avez à faire consiste à redistribuer les revenus de façon convenable », a dit Jean-Yves Moisseron, chercheur à l'Institut de recherche pour le développement, un groupe de réflexion français. « Alors, une partie des revenus du pétrole sert à payer ce qui reste de services publics, de fonctionnaires dans les écoles, les hôpitaux, etc. Et une autre partie sert à payer les partis politiques, les tribus, l'armée et les conseils locaux, que vous devez payer pour conserver le pouvoir. »
Les montants alloués à l'alimentation et l'électricité représentaient 20,7 % du PIB du pays en 2014, une hausse de 10,4 % sur 2011, selon la Banque mondiale. Subventionner l'essence mène à une consommation excessive, au gaspillage et à la contrebande outre-frontière. La Libye doit réorienter les dépenses publiques des salaires et subventions vers des services de livraison, selon un rapport du FMI en octobre 2014. Elle doit aussi investir dans les infrastructures et créer « des conditions de croissance diversifiées et menées par le secteur privé, » dit encore le rapport.
Pas de prêts internationaux
Jusqu'ici, la Libye n'a pas demandé de prêts internationaux pour l'aider dans cette crise. Elle utilise ses substantielles réserves de devises étrangères pour rester à flot et colmater les déficits. Mais ces réserves étrangères sont tombées de 120 milliards USD à la fin de 2013 à moins de 100 milliards à la fin de l'an dernier, selon la Banque mondiale. « Si le pays continue de piocher dans ses réserves à ce rythme, il les aura épuisées en quatre ans », a dit El-Qorchi.
Le gouvernement à Tobruk contrôle encore ostensiblement l'Autorité libyenne d'investissement, la fortune souveraine du pays d'une valeur de 66 milliards de dollars selon l'Institut du fonds de richesse souveraine aux États-Unis. Mais la confusion règne encore autour de la gestion de ce fonds entouré de scandale, véhicule majeur de l'investissement sous le régime Kadhafi. « C'est l'opacité totale au sujet de qui fait quoi, où va l'argent, et quelle est l'autorité légitime d'accès à ces fonds », a expliqué Moisseron.
La devise libyenne subit une grave pression. Sa valeur a déjà été dépréciée de plus de 20 %, a écrit la Banque mondiale dans son dernier rapport. Le pays pourrait être bientôt forcé de dévaluer le dinar pour payer les fonctionnaires, appuyer l'exportation et améliorer la balance commerciale. Toutefois, la dévaluation pourrait entraîner une hyperinflation et encourager le marché noir en dollars et autres devises stables.
Jusqu'ici, le budget 2015 n'a pas été soumis au corps législatif. « Il ne reste plus d'État, de nation, de budget. En Libye, ces concepts sont devenus des abstractions », a dit Moisseron.
Pour permettre à leur pays de fonctionner de nouveau, les partis libyens doivent mettre fin aux hostilités et retirer les groupes armés des grandes villes. Ils doivent former un gouvernement d'unité nationale et s'engager à suivre la loi, sécuriser les ports, aéroports et dépôts de pétrole, et permettre à l'économie de reprendre son cours.
En mars 2014, les pourparlers de paix à Genève sous l'égide des Nations Unies n'ont pas réussi à rapprocher les deux gouvernements rivaux, ni les partis politiques et les groupes armés.
La Libye est « le mélange parfait, prêt à exploser », selon Federica Mogherini, chef de la diplomatie de l'Union européenne, à la Conférence sur la sécurité à Munich en février. Surtout depuis que les groupes armés locaux comme Ansar al-Sharia, un groupe militant islamiste à Benghazi, et les groupes jihadistes étrangers comme l'État islamique tirent avantage du chaos pour occuper le territoire et s'enrichir. Les deux gouvernements rivaux de Tripoli et Tobruk tentent-ils suffisamment de mettre fin aux hostilités en Libye ? Si les combats se poursuivent, le pays pourrait faire face à une crise économique sans précédent qui répandrait le désastre et la privation parmi les Libyens.
(Cet article a d'abord paru dans Good Governance Africa) |