Quand je suis arrivée en Chine en 1990, j'ai dû abandonner mon verre de vin quotidien au diner. Par contre, on pouvait se procurer la bière Wu Xing (Cinq Étoiles) pour 0,8 yuan la bouteille, mais je n'étais pas vraiment amateur de bière.
Plus tard, j'ai découvert le vin chinois appelé « gan hong » (sec, rouge), mais il n'était gan que sur l'étiquette : le contenu était du jus de raisin mêlé à du sucre et de l'alcool. Les Chinois qui tombaient sur un véritable vin sec y ajoutaient du sucre ou du Sprite pour diminuer l'acidité. Aujourd'hui, bien des Chinois ont pris l'habitude des vins de qualité du monde entier et des marques nationales. Mais l'aspect « culture » du vin m'étonne encore.
En Chine, boire n'a pas pour fonction d'étancher la soif : c'est un geste public riche de contenu social. Si des étrangers sont invités à un banquet, alors on versera un fond de verre de vin rouge à chacun, mais les convives ne devront pas toucher la coupe avant que le maitre de cérémonie ne propose un toast. Entretemps, les serveurs offriront Coca-Cola, lait, yaourt, ou jus de coco, kiwi, carotte, pastèque, jujube, lotus ou amande aux dames, tandis que la bière sera proposée aux hommes.
Un jour où j'ai dit que je continuerais avec du vin, le serveur a pensé que je n'avais pas saisi sa question et a demandé à un interprète de venir résoudre « le problème ».
J'ai vite compris la sagesse d'avoir autre chose à boire que de l'alcool, car le vin et le baijiu (boisson à haute teneur en alcool) ne se prennent qu'à l'invitation d'un des convives qui propose un toast.
Le spiritueux chinois par excellence est le baijiu. Les Chinois croient être les seuls à pouvoir l'absorber. Ils sont toujours surpris quand un non-Chinois peut en prendre une certaine quantité, surtout s'il s'agit d'une femme.
En 1995, un magazine chinois a invité cinq collaborateurs occidentaux, dont j'étais, à visiter la province du Shandong. Pour des raisons de santé, les deux hommes ne pouvaient prendre aucun alcool, et la Nord-Européenne n'avait jamais bu de sa vie.
Au banquet de bienvenue, notre table était séparée de celle de nos hôtes, ce qui me permit de suggérer aux trois non-buveurs de vider discrètement leur verre dans un bol après chaque cul sec fictif.
L'Étatsunienne, elle, aimait beaucoup le gout du baijiu et même, elle en redemanda. Je l'ai prévenue que chacun de nos six hôtes viendrait à notre table proposer un toast, et que nous devrions montrer notre gratitude et notre respect par un gan bei chaque fois. Mais, peu lui importait. Elle accepta tous les toasts, puis… alla se coucher. Si bien que le lendemain matin, nous sommes partis sans elle pour une visite car elle n'arrivait pas à se lever.
Durant le déjeuner, ce jour-là, j'étais assise à la droite du maire. Les Chinois attachent une grande importance au « boire », et je sentais ma responsabilité de sauver la face des autres Occidentaux qui étaient à table. Me croyant très rusée, j'ai commis une grave erreur. Après avoir rempli d'eau une bouteille de baijiu vide, je saisissais chaque occasion de remplir mon verre moi-même avant que le maire ait le temps de le faire, mais sans jamais remplir le sien. Situation bien étrange pour un Chinois, car remplir la coupe de l'autre exprime le respect.
Une douzaine de toasts plus tard, le maire s'est rendu compte que mon verre était toujours plein chaque fois qu'il s'apprêtait à me servir. Il a murmuré quelque chose entre ses dents comme « Cette femme est vraiment trop forte. » Il a attrapé ma bouteille, l'a sentie, et a ordonné à la serveuse d'en apporter une nouvelle, originale!
J'avais triché, j'étais prise et allais être punie. Mea culpa. Quand le banquet s'est finalement achevé, mes deux collègues masculins m'ont soutenue pour que je puisse sortir de la salle dignement. Je marchais sur des nuages, sous un plafond tournant. Pas ivre, mais presque. |