2025-07-02 |
Penser le monde autrement |
VOL. 17 / JUILLET 2025 par BUSANI NGCAWENI · 2025-07-02 |
Mots-clés: Sud global |
Un nouvel ouvrage appelle les élites du Sud global à concevoir des systèmes ancrés dans leurs réalités, plutôt que d’adopter des modèles importés.
Vue de la ville de Tianjin, dans le nord de la Chine, le 15 juin. (VCG)
Alors que l’ordre unipolaire vacille, sur fond de désindustrialisation et de désenchantement économique, les nations cherchent une issue. Tandis que le Nord voit monter des mouvements conservateurs hostiles à la mondialisation et à la puissance manufacturière chinoise, le Sud explore des modèles de développement propres à relancer l’industrialisation et le renouveau national.
La réussite de la Chine, pays dont les liens commerciaux sont parmi les plus étroits au sein du Sud global, et en particulier en Afrique, est souvent citée comme preuve tangible de ce qui est possible. Les comptes rendus issus de plateformes multilatérales telles que le Forum sur la Coopération sino-
africaine ou les BRICS Plus en témoignent, tout comme les projets liés à l’initiative « la Ceinture et la Route » (ICR).
La Chine offre-t-elle un modèle à suivre ou un miroir pour inspirer le Sud global ? Faut-il adapter nos systèmes pour en reproduire les réussites ? Ces questions, bien que légitimes, en occultent peut-être une plus fondamentale : quels enseignements tirer des fondements du miracle économique chinois et de sa lutte contre la pauvreté, non pour imiter, mais pour nourrir une réflexion propre aux pays du Sud global ?
Un nouvel ouvrage d’économie politique chinoise apporte un éclairage précieux. Party Life: Chinese Governance and the World Beyond Liberalism, de l’universitaire chinois Eric Li, explore les mécanismes internes du modèle chinois et les leçons que les pays en développement peuvent en tirer.
Voix influente du monde post-libéral, M. Li s’adresse avant tout au Sud global. S’appuyant sur les traditions indigènes de la Chine, son expérience en matière de développement et sa conviction en la souveraineté nationale, il invite les pays en développement à repenser leur modernisation sans calquer les modèles occidentaux.
Une politique fondée sur la performance
Pour M. Li, la légitimité du Parti communiste chinois (PCC) repose sur ses résultats : réduction massive de la pauvreté, essor des infrastructures, stabilité nationale et amélioration continue des conditions de vie. Il oppose cette logique à celle des démocraties libérales, où la légitimité procédurale, fondée sur les urnes, peine souvent à produire des résultats tangibles, au risque d’alimenter la désillusion et la paralysie.
Premier enseignement : une gouvernance axée sur le développement peut primer sur la seule légitimité électorale. Il est possible de prioriser les infrastructures et les transformations sociales avant d’institutionnaliser les mécanismes libéraux. L’histoire de la République de Corée et de Singapour en offre des exemples.
Le PCC, explique M. Li, recrute et promeut ses cadres à travers un processus exigeant, fondé sur les compétences, l’expérience et l’engagement idéologique. Certes, ce système n’est pas exempt de critiques, mais il a permis l’émergence d’une élite technocratique capable de piloter des mutations profondes.
Deuxième enseignement : bâtir des bureaucraties fondées sur le mérite plutôt que sur le clientélisme. Dans bien des pays postcoloniaux, les postes publics sont encore trop souvent attribués à titre de récompense politique. Réformer l’administration sur la base de la compétence, comme l’a fait la Chine, renforce la continuité de l’action publique.
Troisième enseignement : préparer les dirigeants sur le long terme. L’un des piliers du système chinois est le parcours progressif des responsables, de l’échelon local à l’échelon national, leur conférant une expérience solide. En comparaison, les démocraties à renouvellement rapide peinent à former de tels profils.
Le système chinois ne repose pas sur une idéologie figée, mais sur une adaptabilité fondée sur la résolution pragmatique des problèmes. Inspiré par la pensée confucéenne de l’ordre et de l’harmonie, le PCC ajuste ses politiques selon les circonstances, là où les démocraties occidentales sont souvent entravées par des clivages idéologiques.
Quatrième enseignement : la flexibilité est une force politique. Beaucoup d’États postcoloniaux ont hérité de modèles doctrinaires rigides, laissant peu de place à l’adaptation. La méthode chinoise, résumée par le défunt dirigeant Deng Xiaoping « traverser la rivière en tâtant les pierres », montre les vertus du pragmatisme.
Cinquième enseignement : les traditions locales sont des leviers politiques légitimes. La redécouverte du confucianisme comme socle de gouvernance remet en cause l’idée que la modernisation passe nécessairement par l’occidentalisation. Les nations d’Afrique, d’Asie du Sud ou d’Amérique latine peuvent s’appuyer sur leurs propres héritages pour concevoir des trajectoires adaptées.
M. Li conteste l’idée selon laquelle le développement économique impose l’adoption de la démocratie libérale. La Chine s’est modernisée en empruntant une voie propre, sans se plier aux dogmes politiques de l’Occident.
Sixième enseignement : dissocier les objectifs (la modernisation) des moyens (le libéralisme). Trop de pays du Sud ont embrassé la démocratie occidentale comme condition de développement, souvent sous la pression des bailleurs de fonds, sans parvenir pour autant à construire des États solides. La Chine prouve que d’autres voies sont possibles.
L’économiste Mariana Mazzucato alerte, elle aussi, contre l’infantilisation des États par l’externalisation systématique des politiques publiques. Elle appelle à des États capables de piloter leur propre trajectoire, à l’image de la Chine avec sa politique de réforme et d’ouverture. M. Li plaide enfin pour un « monde sûr pour le pluralisme », où chaque pays serait libre de choisir son propre modèle, à l’abri des injonctions idéologiques. Il évoque l’Initiative pour le développement mondial et l’ICR comme des alternatives concrètes à un ordre international libéral en perte d’influence.
Septième enseignement : considérer la multipolarité comme une opportunité. Pour les pays fatigués des conditionnalités occidentales, l’essor chinois offre une autre source de capital, d’infrastructures et d’idées. Cela ne revient pas à échanger une hégémonie contre une autre, mais à diversifier les options stratégiques et à négocier au mieux pour leurs peuples.
Un miroir, pas un modèle
Cet essai ne se veut pas une critique de la démocratie, mais un appel à mieux gouverner en fonction de nos propres réalités. Party Life n’est ni une recette miracle ni un plan exportable. C’est un miroir tendu au Sud global, une invitation à l’introspection, à l’innovation endogène et à la confiance en ses propres forces.
Pourquoi le succès devrait-il se mesurer uniquement à l’aune de l’approbation occidentale ? Pourquoi la légitimité devrait-elle nécessairement passer par les urnes si elles sont si aisément détournées ? Et pourquoi les civilisations anciennes devraient-elles se renier pour être considérées comme modernes ? La voix d’Eric Li offre un contrepoids salutaire à l’adhésion irréfléchie aux modèles occidentaux. Pour les penseurs du Sud global, Party Life n’est pas un sermon, mais un défi stimulant : penser par soi-même, puiser dans ses racines et bâtir des systèmes efficaces, plutôt que séduisants.
L’auteur est directeur de l’École nationale de gouvernement d’Afrique du Sud.
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