Pour la plupart des Chinois qui travaillent loin de chez eux, la fête du Printemps offre une occasion rare de se retrouver avec ses proches

Alors que de nombreux employés de bureau travailleront jusqu'à la veille du nouvel an chinois, c'est-à-dire jusqu'au 7 février cette année, une part considérable de la population de Shanghai a déjà quitté la ville.

Le week-end dernier, je suis allé dans un magasin pour acheter de la canne à sucre. Je fus un peu surpris de voir une femme d'une quarantaine d'années se charger elle-même de la peler. Après quelques maladresses, elle finit par y arriver en se plaignant à plusieurs reprises de la « difficulté » de cette tâche.

Lorsqu'une cliente plus âgée lui demanda pourquoi elle n'allait pas demander à un homme de l'aider, elle répondit : « Ils sont tous partis. »

Je suis ensuite allé voir un autre étal de fruits en bord de route, pour acheter des oranges. La vendeuse était en train d'avertir un client de ne pas être trop difficile, car les fruits présentés étaient tout ce qu'elle avait en stock et qu'aucune livraison n'était prévue.

Elle parla ensuite de ses projets pour les vacances, racontant avec bonne humeur que lors de la précédente fête du Printemps, elle avait dû rester confinée dans la maison familiale la plupart du temps, de peur que les villageois ne découvrent son deuxième enfant.

En effet, cela aurait pu lui coûter une amende ou d'autres sanctions. Les changements récents dans la politique de planification familiale de la Chine permettent désormais d'avoir un deuxième enfant et cette année, la fête promet d'être plus agréable pour elle.

D'ici quelques jours, ce bord de route - qui nécessite d'habitude des douzaines de xiejing (auxiliaires de police) pour maintenir l'ordre - sera presque désert, car un grand nombre de vendeurs et de xiejing auront quitté la ville pour rentrer chez eux. Les supermarchés de quartier constatent d'ores et déjà une augmentation de leurs clients, moins à cause de la fermeture des marchés de bords de route, que de la soudaine imprévisibilité des services de livraison.

Alors que je déjeunais avec des collègues la semaine dernière, je parlais d'un service garantissant la livraison à domicile dans un délai très court, d'un mouton de qualité engraissé dans les pâturages de Mongolie intérieure. Mes collègues étaient nombreux à être intéressés, jusqu'à ce que l'un d'entre eux nous mette en garde : que se passera-t-il si le mouton n'est pas livré avant les festivités ?

Il est conseillé d'éviter de commander en ligne pendant cette période, car les services de livraison de la ville font face à un manque de personnel (« Réduction des services de livraison et augmentation des délais pendant les fêtes », Shanghai Daily du 28 janvier).

Nous venons de vivre une vague de froid historique. Avec une température minimale atteignant les -7 °C, cette vaque de froid a privé d'eau des dizaines de milliers de familles pendant plusieurs jours. Les difficultés ont continué, lorsque la remontée brutale de la température a entraîné des ruptures de canalisations et l'endommagement des compteurs d'eau.

La semaine dernière, l'image d'un réparateur avec d'énormes bandages au niveau des mains a fait le tour de WeChat. Le 28 janvier, Xinmin Evening News nous apprenait que ces mains appartenaient à Qiu Tianpei, un réparateur de la compagnie locale des eaux. Qiu Taipei a réparé à lui seul plus de 1000 mètres de canalisations entre le 24 et le 26 janvier.

Ce n'est que dans le dernier paragraphe de l'article que l'on en apprend un peu plus sur son histoire : il s'agit d'un travailleur migrant de 47 ans qui, sans la vague de froid, serait parti rejoindre sa famille dans son village natal du Sichuan. « Je pense que ma femme et mes enfants comprendront », explique-t-il.

Lorsqu'ils sont absents 

Les travailleurs migrants font partie de notre quotidien, mais leur existence et leur valeur ne se font jamais plus sentir que lorsqu'ils sont absents - comme en ce moment. Leur absence entraîne la fermeture de magasins et l'amoncellement des ordures. Mais ce n'est pas tout en ce qui concerne ces personnes, indispensables au bon fonctionnement de Shanghai.

Dans le numéro de janvier du magazine Shiyue, se trouve un article intitulé « Scène de village dans les yeux d'une belle-fille de paysans », rédigé par Huang Deng, professeur à l'Institut financier du Guangdong. L'article dépeint la fracture sociale dans la maison de son mari, dans un village de Xiaogan dans la province du Hubei.

Elle décrit la vulnérabilité de sa famille rurale et la facilité avec laquelle celle-ci pourrait se retrouver écrasée par les dettes, un problème de santé ou un accident. Elle décrit comment un beau-frère - petit entrepreneur et autrefois prospère - a fait faillite après que le gouvernement local a manqué de le payer. Et comment une belle-sœur abandonna son mari et sa fille pour devenir nonne.

Le monde entier parle de la richesse miraculeuse de la Chine et des retombées économiques sur sa population rurale.

Il va nous falloir du temps pour comprendre l'étendue de coûts sociaux de la croissance. Les enfants délaissés des ouvriers migrants, qui ont grandi sans amour ni soins parentaux, pour la plupart sont aujourd'hui adultes… et dénués d'affection.

Le tissu autrefois solide de la société rurale s'est effiloché du fait des dislocations sociales. Dans son article, Huang Deng souligne le dilemme auquel doivent faire face de nombreux travailleurs migrants, incapables de trouver leurs racines dans les villes, mais ne pouvant pas non plus retourner dans leurs foyers ruraux. Ils ne sont pas d'ici et plus de là-bas.

Grâce à leur grand nombre et leur faible coût, les travailleurs migrants ont fait naître en Chine un miracle de développement, qui émerveille le monde entier. Alors que l'économie se rééquilibre vers une « nouvelle normalité », nous avons l'obligation morale de faire le bilan sur les coûts véritables de la croissance.

Source: french.china.org.cn